7

NOUS eûmes beaucoup de visites, mon enfant et moi. La plupart des femmes du coron vinrent nous voir et admirer Jean. C’était un bébé adorable, qui dormait la plupart du temps et ne se réveillait que lorsqu’il avait faim. Je le nourrissais, et ces moments étaient une étroite communion entre lui et moi.

Ma mère venait tous les jours s’occuper de la maison, de moi, de Charles. Elle ne se lassait pas de regarder mon fils. Comme moi, elle le trouvait très beau. Il avait un léger duvet blond sur le crâne, et des yeux très clairs, « les yeux de Charles », disaient Pierre et Jeanne. Ils étaient heureux :

— Merci, Madeleine, m’avaient-ils dit, de nous donner un petit-fils.

Je ne pouvais pas voir leur visage attendri sans éprouver un sentiment de culpabilité et de remords. Ils croyaient vraiment que mon enfant était le fils de Charles.

Mai avait apporté avec lui le soleil, et j’allais m’asseoir au bord du jardin, mon bébé dans les bras. Je restais là, retrouvant peu à peu mes forces, dans un bien-être quasi animal, envahie par une douce torpeur. Dans les champs, les alouettes chantaient de nouveau. Je les regardais monter dans le ciel bleu, et je savourais mon paisible bonheur. Je contemplais mon fils qui dormait contre moi et je m’émerveillais de sa présence. Se pouvait-il qu’un instant d’égarement, de folie et de souffrance ait pu produire cet enfant si beau, que j’aimais déjà plus que ma vie ?

Charles me parla d’une nouvelle grève, mais cette fois-ci je reléguai cette préoccupation au second plan. Beaucoup de mineurs n’étaient pas d’accord, et des bandes de grévistes acharnés parcouraient les cités pour empêcher la reprise du travail. Cela dura une dizaine de jours, puis le travail reprit normalement. Rien n’avait été obtenu, les salaires restèrent ce qu’ils étaient.

— Je l’avais bien dit, expliqua Charles, cette grève était trop proche de la précédente. C’était inutile.

J’acquiesçai machinalement, uniquement occupée par mon enfant. Très vite, je recouvrai mes forces. Jean devenait un bébé bien portant et potelé. Sa naissance n’avait rien changé à notre situation, à Charles et à moi.

Il dormait toujours dans l’autre chambre, et moi je dormais dans le grand lit, le berceau de Jean près de moi. Ainsi je pouvais le nourrir, la nuit, sans que cela réveillât Charles.

Dans la journée, je n’avais plus une minute à moi. Aux vêtements de mineur de Charles, mouillés et incrustés de charbon, qu’il fallait laver tous les jours, s’ajoutaient maintenant les langes de Jean. Je passais beaucoup de temps en va-et-vient de la maison à la pompe, car, après avoir préparé le bain de Charles, je devais recommencer pour celui de Jean. Et, en baignant Jean, j’aimais le câliner, lui parler, lui dire des mots tendres, embrasser son petit corps doux et satiné. Il y eut plus d’une fois un repas en retard, mais Charles ne se plaignit jamais. Et moi, je ne me rendais pas compte que je le délaissais. Mon enfant occupait toute ma vie, lui seul était mon univers.

Juliette venait souvent le voir. Elle aussi s’extasiait devant lui. Un jour, elle remarqua :

— Dire qu’il est mon neveu et qu’il restera un étranger pour moi ! Madeleine, je voudrais être sa marraine. Dis, tu veux bien ?

Sur le moment, je ne sus que répondre. Et puis j’acceptai. Après tout, pourquoi pas ? Juliette était ma meilleure amie. À tout le monde, nous expliquerions la chose ainsi. Lorsque j’en parlai à Charles, il ne fit pas d’objection.

— Tu fais ce que tu veux, Madeleine.

Il n’avait pas protesté non plus lorsque j’avais voulu l’appeler Jean. Comme il le disait, il me laissait faire ce que je voulais.

Pour lui faire plaisir, je demandai à son frère Georges d’être parrain. Georges accepta aussitôt, avec une joie touchante. Il avait quatorze ans, et cela lui donnait une importance dont il était fier.

Nous baptisâmes mon fils un dimanche de juin. Je l’avais, pour la circonstance, habillé de blanc, et son visage, sous le petit bonnet de dentelle, était attendrissant de fragilité. À la sortie de l’église, Charles et ses frères lancèrent, selon la coutume, des dragées que les enfants du coron ramassèrent en criant et en se bousculant. Les cloches sonnaient à toute volée, et, mon enfant dans les bras, je sentais mon cœur chanter d’allégresse, de gratitude, de bonheur.

 

Tout au long de l’été, les jours coulèrent, heureux, agréables. L’après-midi, je prenais mon fils, et j’allais avec lui chez ma mère. Jeanne venait nous rejoindre, et nous étions, toutes les trois, béates d’admiration devant lui. Il était notre petit prince.

Ensuite je repartais chez moi, pour préparer le bain de Charles. Il y eut plus d’une fois où, là aussi, je fus en retard. Et Charles prit l’habitude de ne plus rentrer directement, mais d’aller, à la sortie de la mine, boire un ou deux verres de bière Chez Tiot Louis, le cabaret des mineurs. Je n’y vis pas d’inconvénient. Tout ce que j’en retirais, c’était de pouvoir rester un peu plus longtemps avec Jean.

Il y eut son premier sourire, qui me fit fondre le cœur. À partir de ce jour, il sourit souvent, tendant ses petits bras potelés avec une expression câline et irrésistible, qui me rappelait celle d’Henri. Lorsqu’il souriait de cette façon-là, ma mère lui aurait donné tout ce qu’il voulait. Et moi, j’avais les yeux tellement fixés sur mon enfant que j’oubliais de voir ce qui se passait autour de moi.

Ce fut pourquoi je tombai des nues lorsque Georges vint me parler de Charles. C’était un jour du mois de septembre, en fin d’après-midi. Charles, après sa journée de travail, était parti aider son père à récolter les pommes de terre de son jardin. J’étais restée chez moi, et je venais de baigner Jean lorsque Georges entra. Je crus qu’il venait voir son filleul, comme il le faisait souvent, et je ne m’étonnai pas. Mais, au bout d’un moment, je remarquai son air gêné. Il se mordait les lèvres, et visiblement cherchait à parler sans pouvoir s’y décider. Intriguée, je demandai :

— Georges, qu’y a-t-il ?

Alors il se lança, d’un seul coup :

— Eh bien, voilà, Madeleine. Il y a déjà un moment que je veux te parler… Je sais bien que ça ne me regarde pas, mais je ne peux plus continuer de le voir ainsi…

Il hésita, s’arrêta. Je le pressai :

— Que veux-tu dire ?

En voyant mon étonnement, il reprit :

— C’est au sujet de Charles. Tu n’as rien remarqué ?

Les yeux ronds, me sentant complètement stupide, je dis :

— Mais… non. Pourquoi, qu’y a-t-il ?

— Eh bien, c’est assez difficile à dire, mais… Je ne comprends pas, il devrait être heureux pourtant, avec toi et Jean, et il a l’air malheureux…

— Il t’a dit quelque chose ?

— Non, non, il ne dit rien, justement. Mais il se traîne. À la mine, il travaille sans enthousiasme. Lui qui ne buvait jamais, il va tous les soirs Chez Tiot Louis… Ma mère aussi l’a remarqué, Madeleine, on dirait que plus rien ne l’intéresse. Elle n’ose pas t’en parler, alors j’ai décidé de te le dire. Tu ne m’en veux pas ?

— Mais… tu es sûr que tu ne te fais pas d’idées fausses ?

— Non, je suis sûr de moi. Sais-tu qu’hier, en attendant la cage pour remonter, perdu dans ses pensées, il s’est trop approché. Je l’ai tiré en arrière, en lui disant, pour plaisanter : « Fais attention, tu ne tiens pas à te faire raplatir, quand même ! » Et il m’a répondu, avec un haussement d’épaules désabusé : « Bah ! ça m’est égal… » Si tu avais vu son expression quand il a dit ça ! C’était celle d’un homme qui a perdu l’espoir.

J’éprouvais une intense stupeur. J’étais loin de me douter que Charles pût être malheureux. Il ne me confiait jamais rien. Que se passait-il donc ?

— Il fallait que je te le dise, Madeleine. Bien sûr, ce n’est pas mon problème. Mais si cette situation a un rapport avec toi, et si tu peux faire quelque chose pour que Charles redevienne ce qu’il était, je t’en prie, fais-le.

Avec l’impression d’avoir reçu un coup sur la tête, je promis à Georges de faire ce que je pourrais. Puis après son départ, je réfléchis. Je cherchai ce qui avait bien pu décourager Charles à ce point. Et je me rendis compte que, depuis la naissance de Jean, je l’avais délaissé de plus en plus. Je ne discutais même plus avec lui comme avant. Quand il me parlait de son travail, de ses problèmes de mineur, j’acquiesçais machinalement. Et il avait fini par ne plus rien me dire. Il rentrait de la mine pour aller au jardin, et ne se plaignait jamais. Je n’avais même pas prêté attention, non plus, à son silence. J’étais, avec mon enfant, dans un monde à nous, d’où Charles avait été exclu dès le début. Et dire que je m’étais promis de le rendre heureux ! Je pris l’engagement de réparer, s’il n’était pas trop tard.

Je préparai un repas soigné, faisant un plat qu’il aimait particulièrement. Lorsqu’il revint, tout était prêt. Pendant qu’il allait se laver les mains dans l’arrière-cuisine, je le regardai avec attention, ce que je n’avais pas fait depuis des mois. Je vis – comment cela avait-il pu m’échapper ? – qu’il traînait les pieds et marchait voûté comme un vieil homme accablé qui n’a plus rien à attendre de la vie. Je remarquai son visage maigre, ses traits tirés, son regard las.

Je le servis, et sa joie lorsqu’il vit que j’avais préparé un repas qu’il aimait me mit les larmes aux yeux. Non, il n’était pas trop tard. Il fallait que je réagisse. Après le repas, je l’interrogeai :

— Quoi de neuf, à la mine, depuis tout ce temps ?

Il leva vers moi un regard surpris. Je pris l’air le plus naturel possible, et il se mit à me raconter que l’après-midi même il y avait eu la descente d’un cheval au fond.

— Si tu l’avais vu, Madeleine, cette pauvre bête ! On lui a mis des courroies de cuir sous le ventre, on lui a lié les pattes, et on l’a suspendu verticalement. Quand il est arrivé au fond, on l’a amené sur le plat de l’accrochage. Mais là, ce sont des plaques de fer, et avec ses fers aux pattes, il glissait, il tombait. Si tu avais vu son affolement, son incompréhension ! On a été obligé de le tirer de force, jusqu’à l’endroit où il n’y a plus de plaques de fer, et on l’a redressé. Il roulait des yeux effrayés, il tremblait.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

— Nous l’avons emmené avec les autres chevaux. Il lui faudra plusieurs jours pour s’habituer, mais il s’y fera, comme les autres. J’ai toujours admiré leur résignation, et je ne peux pas m’empêcher de les plaindre. C’est vrai, nous, au moins, on remonte. Mais eux, ils passent leur vie au fond, dans le noir, dans la poussière. Ils sont aveugles, à la fin. Ils ne voient plus. Il paraît que si on les remontait, après tout ce temps, ils deviendraient fous. Ça me fait mal au cœur, tu sais ! J’aime bien mon métier, mais ça, c’est la chose la plus difficile à admettre, pour moi.

Pour la première fois depuis de longues semaines, nous avons parlé, toute la soirée. Le lendemain matin, en préparant son briquet, je lui dis :

— Charles, cet après-midi, peux-tu rentrer directement ?

Il me regarda, étonné :

— Pourquoi ?

— Je préfère que tu n’ailles plus Chez Tiot Louis. Reviens tout de suite. Ton bain sera prêt. Si tu veux boire une bière, je te la verserai, ici. Tu veux bien, dis ?

Ma voix s’était faite suppliante. Sans se faire prier davantage, il acquiesça :

— D’accord, Madeleine, si tu veux.

Il ouvrit la porte. Pour la première fois depuis longtemps aussi, je me haussai sur la pointe des pieds et l’embrassai sur la joue. Il sursauta, surpris, puis il me sourit, et je vis la joie revenir dans ses yeux.

A partir de ce jour, je m’occupai de lui, je ne le laissai plus à l’écart. Je lui demandais de tenir Jean pendant que j’étais occupée, je lui racontais ses progrès de bébé. Lui se remettait à me parler de son travail, et je l’écoutais, je m’intéressais à ce qu’il me racontait. Peu à peu, je me rendis compte qu’il retrouvait sa gaieté, sa joie de vivre ; il redevenait le Charles que je connaissais depuis toujours, plein de prévenances et de tendresse, et je me sentais plus proche de lui.

Sans que je m’en rendisse compte, ma tendresse pour lui évoluait. Il y eut un jour où, lorsqu’il me dit bonsoir en m’embrassant sur le front, j’eus envie qu’il me prenne contre lui et me serre dans ses bras. Le rouge aux joues, je me détournai. Que m’arrivait-il ?

Les jours suivants, j’éprouvai plusieurs fois la même impression. Je regardais Charles avec d’autres yeux, je le découvrais. Jusque-là, je le voyais sans le voir. Maintenant, je me prenais à admirer sa haute taille, ses bras musclés, ses yeux clairs, sa mâchoire virile. J’avais envie qu’il se comportât avec moi autrement que comme un frère.

Quand il n’était pas là, il me manquait. J’avais Jean, bien sûr, mais je voulais aussi Charles. Dès qu’il revenait, je me sentais heureuse. Bientôt, je dus me rendre à l’évidence : sans m’en rendre compte, je m’étais mise à aimer Charles, j’avais besoin de lui. Notre situation actuelle ne me suffisait plus. Ce fut alors que je compris combien il avait dû souffrir depuis notre mariage.

Je fus heureuse de ma découverte. Je comprenais que l’amour n’était pas forcément une passion, une folie, un coup de foudre. Il pouvait, au contraire, grandir et croître peu à peu, sans qu’on s’en aperçoive, être fait de tendresse, de douceur, de respect. Je prenais conscience que cet amour-là, à mon insu, était venu emplir mon cœur. Et il était bien plus riche, bien plus profond, que l’amour d’adolescente que j’avais cru éprouver pour Henri.

C’était à moi d’aller vers Charles. Il m’attendait, il me l’avait dit, et le moment était venu où sa patience allait être récompensée.

Au mois d’octobre, il y avait son anniversaire. À cette occasion, je confectionnai un repas de fête, mis ma jolie nappe sur la table, et fis un gâteau. Je me fis belle, et, après avoir un peu hésité, je mis la robe que je portais le jour de mon mariage. Lorsqu’il vit tout cela, il s’étonna, à la fois surpris et ému :

— Mais… pourquoi ?

Je m’approchai de lui, rougissante :

— Bon anniversaire, Charles…

Je l’embrassai tendrement sur la joue. Nous avons pris le repas à deux, comme des amoureux. Il semblait se créer entre nous une nouvelle intimité. Dans la maison bien close, avec Jean qui dormait dans la chambre, j’avais vraiment l’impression que nous étions une famille heureuse et unie.

Après le repas, je fis la vaisselle, pendant que Charles fumait tranquillement, dans son fauteuil. Ensuite, le cœur battant, je m’approchai de lui. J’étais un peu intimidée, mais je savais ce que je voulais, et mon amour tout neuf me soutenait. Je m’assis près de Charles, et murmurai doucement :

— Charles, j’ai quelque chose à te dire…

Je vis qu’il était intrigué par l’expression de mon visage, par le sourire mystérieux que je n’arrivais pas à retenir, et peut-être aussi par l’exaltation qui devait se lire dans mes yeux. Je repris, heureuse à l’avance de la joie que j’allais lui apporter :

— Charles, c’est ton anniversaire, aujourd’hui, et je veux t’offrir un cadeau… Tu sais, lorsque tu m’as épousée, j’éprouvais pour toi beaucoup de reconnaissance, et une amitié toute fraternelle. Tu m’as dit, tu t’en souviens, que tu attendrais patiemment que je vienne vers toi. Eh bien, Charles, ce moment est venu. Si tu veux encore de moi, je suis à toi. Voilà ce que je voulais te dire… c’est mon cadeau d’anniversaire.

Je sentais monter en moi une intense émotion. Charles me regarda, et ce fut, dans ses yeux, comme si le soleil se levait. Tout son visage exprima un émerveillement, un ravissement incrédule.

— Madeleine ! C’est vrai ? Oh, Madeleine…

Il se pencha vers moi, me prit les mains, les embrassa, avec emportement, avec passion :

— Oh, Madeleine ! Si tu savais…

Sa voix tremblait de sanglots retenus. Je lui caressai la joue, avec une maladresse qui trahissait mon manque d’habitude. Il m’attira vers lui, avec douceur, et, dans ses bras, je soupirai de bonheur. Là était ma place, je l’avais compris avec certitude. Un grand apaisement me vint. Je fermai les yeux. Lorsqu’il m’embrassa, avec un mélange de timidité et de passion, notre baiser fut une promesse de bonheur.

— Madeleine, demanda-t-il encore d’une voix rauque, tu veux bien ?

— Oui, dis-je tout bas, et la gravité avec laquelle je prononçai ce simple mot lui donna la valeur d’un serment.

Alors il me souleva, m’emporta jusque dans la chambre, Charles me déposa sur le grand lit avec précaution et tendresse. Et ce soir-là, pour la première fois depuis que nous étions mariés, je devins vraiment sa femme.

*

Jean était un bébé sage et facile, qui grandissait sans problèmes. Il ne pleurait presque jamais. Je ne l’en aimais que davantage. Mon existence était remplie d’amour, mon amour pour Charles, et mon amour pour mon enfant. J’avais une vie très occupée, le travail ne me laissait pas beaucoup de répit, mais, entre mon mari et mon fils, j’étais heureuse.

Charles était pour moi, maintenant, un mari tendrement aimé. De son côté, il m’entourait sans restriction de tout son amour. Je n’avais qu’un seul regret, c’était que mon enfant ne fût pas aussi le sien.

Peut-être ce regret m’influença-t-il inconsciemment, et, peu à peu, me vint l’idée que l’attitude de Charles envers Jean n’était pas comme je l’aurais voulue. Elle ne me semblait pas spontanée, pas naturelle. C’était difficile à expliquer, c’étaient des petits détails qui me choquaient. Par exemple, il ne prenait jamais Jean de lui-même, il fallait que je le lui donne, alors que Pierre, ou même Georges et Julien, le levaient très haut au-dessus de leur tête pour le faire rire. Et lorsque je le lui mettais dans les bras, il paraissait gêné, incapable de s’en occuper. Puis, quand je le reprenais, il me le rendait avec soulagement et même empressement. J’étais peut-être influencée par la pensée que Jean n’était pas son vrai fils. Je me disais souvent que Charles eût certainement préféré avoir son propre fils.

Cette idée finit par ne plus quitter mon esprit. Je décidai de confier mes craintes à ma mère. Un jour où j’étais chez elle, et où nous étions seules, alors que Jean faisait sa sieste, je lui en parlai :

— Tu n’as rien remarqué, maman, au sujet de l’attitude de Charles envers Jean ?

Ma mère eut l’air sincèrement surprise :

— Non, pourquoi ?

— Eh bien, je ne saurais pas l’expliquer clairement, mais c’est une impression… Tu sais, Jean n’est pas son fils, après tout. Je me dis qu’il ne peut pas l’aimer comme s’il était le sien. Peut-il oublier qu’il est celui d’Henri ?

— C’est ton sentiment de culpabilité, Madeleine, qui te donne de telles idées. Il s’occupe de Jean, il lui parle ?

— Oui, mais avec une sorte de gêne, une réticence que je ne m’explique pas. Avec Jean, il me semble qu’il n’est pas naturel. Quand il le tient, par exemple, il me donne l’impression d’être mal à l’aise.

— Si tu avais vu la maladresse de ton père, quand tu étais bébé et qu’il n’osait même pas te prendre dans ses bras ! C’est pareil pour Charles ! Ça s’arrangera quand Jean grandira, tu verras.

Elle me raisonna longuement, et finit par me rassurer. Charles savait la vérité lorsqu’il m’avait épousée, il l’avait fait en toute connaissance de cause, et il semblait, avec Jean et moi, être parfaitement heureux. Pourquoi me torturer l’esprit, avec ce qui n’était peut-être qu’une fausse idée de ma part ?

Dans les jours qui suivirent, je m’aperçus que Jean commençait à balbutier quelques mots. Pendant l’absence de Charles, je m’exerçai à lui apprendre à dire papa. Très vite, il sut le dire. Ce jour-là, quand Charles rentra de la mine, Jean faisait la sieste. Charles se baigna, prit son repas, puis s’installa dans son fauteuil. Alors j’allai chercher Jean qui était réveillé et qui gazouillait dans sa chambre. Je le ramenai tout chaud encore de sommeil. En m’approchant de Charles, je chuchotai tout bas, à l’oreille de mon fils :

— Pa… pa…, dis Pa… pa !

Le résultat dépassa mes espérances. À Charles, qui relevait la tête et nous regardait, il tendit ses petits bras en gigotant pour m’échapper et en bégayant :

— Pa… pa ! Pa… pa !

Charles, étonné et ému, se leva et, à son tour, tendit les bras :

— Oui, mon petit Jean, dit-il, viens avec papa !

Il prit le petit contre lui, puis se tourna vers moi. Je m’approchai. Il mit un bras autour de moi et nous tint un long moment contre son cœur. Alors je me suis sentie en paix avec moi-même. J’ai compris que dorénavant, nous formerions une vraie famille.